Rions un peu avec l'Ordonnance du 22 décembre 1958.
Avec ce titre qui frise l'absurde, il s'agit de traiter la question très sérieuse et très floue du devoir de réserve du magistrat. Ce devoir de réserve se situe plus particulièrement à l'article 10 de l'ordonnance :
- Art. 10. -
- Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire.
-
Toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du Gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions.
Est également interdite toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions.
Comme nous le voyons, les trois alinéas de l'article semblent plus que définitifs, notamment le dernier sur le droit de grève (qui n'existe pas : en février 2011, c'était une flash-mob). Mais nous sommes en octobre 2011, un automne dédié aux échéances électorales. De nombreux magistrats sont intéressés par la politique, et je le leur souhaite. Certains ont participé aux primaires organisées par Europe Ecologie Les Verts ou le Parti Socialiste. D'autres ressentent les mouvements sociaux, du Printemps Arabe à Occupy Wall Street en passant par les Indignados de Madrid. Il s'agit d'un sujet sensible dans les amphithéâtres de fac de droit en France. Un juge doit être indépendant et impartial, et son devoir de réserve doit lui permettre d'atteindre cet "état de détachement". Mais nous voyons tous que nous avons formé une opinion sur bien des sujets que nous potassons pour l'épreuve de Culture G, de la géopolitique ("l'OTAN doit-il intervenir en Syrie ?") à la sociologie ("Doit-on légaliser le cannabis ?") en passant par l'économie ("L'Europe doit-elle venir en aide à la Grèce ?"), lorsqu'on ne parle pas de choses qui touchent le quotidien d'un magistrat : la prison, l'aide sociale à l'enfance, le droit des étrangers...
Les juges français sont traditionnellement à l'écart du débat politique. C'est un fait qui se trouve à l'opposé, par exemple, de la conception américaine : aux Etats-Unis, un candidat à la Cour Suprême peut être choisi ou écarté en fonction de son opinion personnelle sur l'avortement (décision Roe v. Wade). Les représentants du Ministère Public sont en général élus. En Louisiane, les juges du siège le sont également. Il ne viendrait à l'idée de personne d'accuser un juge de partialité lors d'un jugement, puisqu'il s'agit, en général, de promesses électorales. D'ailleurs, les cours sont très pointilleuses en matière de mistrial car les opinions politiques doivent être limitées aux marches du palais. Dans les murs, seul le droit compte.
En France, le magistrat est toujours vu aux abords des affaires publiques, un peu comme un nageur frileux qui trempe les pieds dans le grand bain. Dans son ouvrage Juger, Serge Portelli parle de "la position foetale" du juge, silencieux et replié dans le pouvoir centralisé. Selon lui, et ce jusqu'à la Libération, le corps judiciaire était empreint d'une certaine... étroitesse d'esprit. La création du CSM, puis l'apparition de syndicats à la fin des années 60, et enfin la décennie des "super-juges" financiers au cours des années 1990 ont remis en question cette vision du magistrat "notable". Aujourd'hui le magistrat est intégré dans la vie de la Cité, et il doit en comprendre les mécanismes et les enjeux. Il travaille avec des travailleurs sociaux et des élus, et devient plus que la bouche de la loi et l'applicateur de la politique judiciaire du Gouvernement.
De là, deux questions apparaissent. D'une part, un juge peut-il avoir sa carte dans un parti-sans rechercher une fonction électorale? Peut-il être membre d'une association dont le but est l'aboutissement d'un agenda politique ou institutionnel ? Plus simplement : un juge peut-il, pendant son temps libre, manifester avec le PS contre la réforme des retraites, ou bien signer une pétition mentionnant sa fonction ? Un procureur peut-il, pendant son temps libre, être bénévole à la Cimade ?
De ces deux questions je n'ai pu trouver de réponse claire et définitive. En me penchant un peu sur la jurisprudence du CSM, j'ai pu trouver des décisions qui permettent de préciser les dispositions de l'article 10.
L'une d'elles est une décision de 1987 rendue par l'organe en charge de la discipline des magistrats du Parquet. Le magistrat en question avait émis, lors d'un discours prononcé à l'audience solennelle de son TGI, quelques observations sur le traitement pénal de la toxicomanie en France. Ce dernier émettait des réserves quant à une approche uniquement répressive de la toxicomanie. Voici deux paragraphes intéressants :
"Considérant que M. X n’a critiqué ni la loi en vigueur, ni un acte du gouvernement, ni la politique mise en œuvre par le garde des sceaux, et moins encore par le gouvernement, mais qu’il a évoqué le principe social d’interdiction de la drogue observé depuis plus d’un siècle par toutes les nations, et ses conséquences, et a cru pouvoir en déduire le caractère inéluctable de l’accroissement de la toxicomanie et mettre en garde l’assistance quant à l’inefficacité de sa répression, à laquelle devrait être préférée la prévention, exprimant ainsi une opinion personnelle, présentée comme telle, sur un problème de société dont la gravité et les aspects dramatiques étaient soulignés ;
Que de telles considérations ne réalisent pas une démonstration de nature politique et que si l’atteinte au devoir de réserve peut résulter de propos injurieux, voire simplement excessifs ou volontairement provocants, elle ne peut être constituée par la simple expression d’une pensée non-conformiste ;"
Il faut remarquer en tout premier lieu que le magistrat n'avait pas critiqué le gouvernement ni sa politique en matière de toxicomanie, mais avait brossé un tableau plus large, traitant de la position prohibitionniste des pays occidentaux en la matière. De plus, il avait participé à de nombreux projets et groupes de discussion en la matière, dans le cadre de ses fonctions. Il pouvait donc donner son avis, même s'il n'allait pas dans le sens de la politique du gouvernement. Mais ne partez pas en courant occuper Wall Street : le devoir de réserve est le garant du droit à l'indépendance. Le but est la sécurité juridique. Donc, un magistrat qui manifeste ou s'exprime publiquement sur un sujet qui pourrait servir ou desservir un justiciable entrave son devoir de réserve. Un juge de la Chambre Sociale d'une Cour d'Appel ne peut aller manifester contre la fermeture d'une usine. Un procureur ne peut aider des étrangers à monter leur dossier à la Cimade. Mais un juge peut formuler ses opinions sur l'impact d'une délocalisation au niveau de sa juridiction. Et un procureur peut rechercher les clés d'une intégration réussie, et publier ses travaux. Après tout, le Syndicat de la Magistrature avait publié "le guide du manifestant arrêté" dès 2005, et il n'avait fait que rappeler la loi. La critique constructive est toujours un excellent moyen démocratique. Et oui, je pense qu'un magistrat peut adhérer à un parti ou faire des dons à Amnesty France, à condition de rester indépendant de ces autres acteurs politiques. Le juge doit être indépendant des contre-pouvoirs, car ils restent néanmoins des instruments de pouvoir.
Il faut également remarquer que les magistrats en 2011 sont beaucoup plus indépendants du pouvoir, puisqu'il y a une multiplication des sources juridiques. En effet, un magistrat se doit d'appliquer la Convention Européenne des Droits de l'Homme même si elle est contraire à une disposition législative. Et souvenons-nous avec émotion de l'applicabilité directe des règlements communautaires (dans tous les cas) mais aussi des directives (dans certains cas) ! Sans parler des traités internationaux. Les juges sont la bouche de la Loi, mais n'ont plus à être "la voix de leur maître".
Enfin, un magistrat indépendant et impartial l'est parce qu'il est reconnu comme tel dans sa juridiction. Cette éthique est triple. D'abord, une éthique de la transparence, où un magistrat peut avoir des opinions ou des croyances et les exprimer dans sa sphère privée sans pour autant manquer de respect à ceux qui ne partageraient pas les mêmes, et en conservant une approche mesurée de ses propos. Ensuite, une éthique républicaine, qui respecte l'Etat de droit ainsi que le processus législatif démocratique, c'est-à-dire en "jouant le jeu" en matière politique en respectant les dispositions de l'Ordonnance. Enfin, une éthique humaniste, qui place l'homme au centre des interrogations juridiques et juiciaires, où tous les hommes sont égaux entre eux, même les meurtriers pédophiles. Le magistrat est donc un notable : quelqu'un qui est remarqué pour ses qualités.